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Un Montaigne à la poubelle : authenticité et bibliophilie

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Il y a quelques jours, une amie a trouvé un livre dans une poubelle. C’est un petit objet singulier qui invite à quelques réflexions sur la bibliophilie et sur le goût de l’ancien — de ce qui fait ancien. Il s’agit du premier volume d’une édition des Essais de Montaigne chez Jean de Bonnot en 1993 à partir d’un texte établi par Jacques Haumont et avec des notes de Joseph Victor Leclerc. Ce qui rend cette édition digne d’intérêt, c’est qu’elle fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler les « beaux livres », c’est-à-dire les livres qui ont de la valeur à cause de leurs qualités matérielles (l’impression, la reliure, le papier). Dans le discours qui encadre les beaux livres et qui cherche à les vendre, la valeur matérielle de l’ouvrage tend à être justifiée par la valeur culturelle du texte dont il est le vecteur, ce qui peut laisser croire au lecteur que le beau livre renferme le meilleur des textes possibles pour l’œuvre dont il est question, la meilleure version. La réalité est parfois bien différente.

Jean de Bonnot se présente comme « l’éditeur de beaux livres, [qui] réédite des collections dans les règles de l’art en perpétuant la tradition des beaux livres reliés plein cuir ». Il se retrouve dans cette présentation les valeurs de la bibliophilie telles qu’elles commencent à émerger à l’époque moderne et en particulier à partir du XVIIe siècle : la rareté de l’ouvrage, la qualité de la reliure, le prix des matériaux, l’authenticité des pratiques et la complétude d’une collection. D’autres valeurs sont bien sûr absentes, qui dépendent plutôt des antiquaires que des éditeurs : l’ancienneté du livre lui-même, ses précédents propriétaires ou la rareté de cette édition en particulier.

L’éditeur de beaux livres joue aussi sur les deux registres de la valeur patrimoniale pour laquelle Nathalie Heinich a récemment rappelé ses analyses dans Des Valeurs. Une approche sociologique (Gallimard, 2017) : d’un côté, les valeurs esthétiques, de l’autre les valeurs scientifiques (ici de qualité textuelle), entre lesquelles les valeurs de pureté, et en particulier l’authenticité, joue un rôle médiateur. Ainsi l’édition de Montaigne nous livrerait à la fois un Montaigne « à l’ancienne », censément meilleur qu’un Montaigne contemporain, et un beau Montaigne. Il y a un lieu causal entre ces deux aspects de l’objet : l’édition est belle justement parce qu’elle respecte une tradition ancienne.

Dans ce paysage, Jean de Bonnot constitue un cas un peu particulier. Outre ses démêlés avec la justice, l’éditeur subit parfois l’ire des bibliophiles, qui considèrent qu’il s’approprie indument la rhétorique de la bibliophilie en prétendant que ses ouvrages à gros tirage sont rares. Les valeurs trouvent leur opposé : à l’ancien, on oppose le toc, à l’élégant, le clinquant. Ce billet du blog BiblioMab et les commentaires qui l’accompagnent illustrent la tension entre ces deux pôles et les différents jugements que les bibliophiles formulent sur les éditions Jean de Bonnot. Les points d’achoppement avec la rhétorique de l’éditeur s’y font sentir : le prix des ouvrages, la qualité douteuse des matériaux, la manière de se présenter à travers le site, le choix des textes et le recours à l’ancien. La capacité à reconnaître un authentique livre de bibliophile est une capacité de distinction sociale, aujourd’hui comme au dix-septième siècle. La collection bibliophilique reflète un pouvoir économique (être en mesure de se procurer des éditions rares et coûteuses) et culturel (être en mesure d’identifier ce qui en est de ce qui n’en est pas). Jean de Bonnot pêche à deux titres : parce que ses éditions sont relativement abordables, selon les standards de la bibliophilie, et parce qu’elles ne sont pas authentiques.

Il n’en demeure pas moins que certaines des éditions de Jean de Bonnot paraissent être des références dans l’histoire du livre contemporain pour certains, comme l’édition bilingue du Petit Livre Rouge dans les années 1970, saluée par Paul Thibaud dans « La culture et le marché » (Esprit 453.1 : 1976, 94-107), qui y voit la première version bilingue disponible en français, ou celle du Mémorial de Sainte-Hélène en 1969, qu’Elena Cristian et Svetlana Cecan considèrent comme « luxueuse », avant d’en donner la description dans « Ediţii de lux şi bibliofile din colecţia de patrimoniu a BŞ USARB » (Colloquia Bibliothecariorium 478.2 : 2016, 12-19). Sur un autre registre, dans son article sur Jacques Haumont justement, Jean Langevin souligne la qualité intellectuelle de son édition des Pensées pour Jean de Bonnot (« Jacques Haumont, typographe, imprimeur, éditeur », Communication et langage 62.4 : 1984, 86-104). Qu’en est-il de ce Montaigne jeté à la poubelle ?

Il faut d’abord remarquer que le texte ne fait pas apparaître les couches de composition des Essais, c’est-à-dire les ajouts successifs de Montaigne, au fil des éditions, qui permettent de bien comprendre le développement de sa rhétorique et qui ont fait l’objet de nombreuses analyses. Ces couches, qui sont généralement représentées par des / désormais, n’auraient pas été du meilleur effet, sans aucun doute, dans une édition où la rigueur génétique compte bien moins que l’aspect. Ensuite, il faut considérer la structure du texte lui-même. Par exemple, l’édition de 1595 fait de « De la coustume & de ne changer aisément une loy receue » l’essai 23, quand celle de Jean de Bonnot préfère l’essai 24 de 1595, « Divers evenements de mesme conseil ». C’est l’essai 14 de 1595 qui crée le décalage, puisqu’il est déplacé au 40 chez Jean de Bonnot. En fait, l’édition Jean de Bonnot se repose sur le texte de 1826 par Joseph-Victor Le Clerc chez Lefèvre, de sorte que la participation posthume de Leclerc s’étend bien au-delà de seules notes évoquées sur la page de titre. C’était par exemple à partir des éditions Leclerc que Flaubert lisait Montaigne (Timothy Chesters, « Flaubert’s Reading Notes on Montaigne », French Studies 63.4 : 2009, 399-415). Dans l’avis « Au Lecteur » reproduit en tête de l’édition de Jean de Bonnot, Leclerc rejette avec ambiguïté la leçon de Bordeaux.

En somme, le travail d’établissement du texte est ici minimal. Enfin, il convient de se pencher sur l’orthographe. L’avis « Au Lecteur » de Montaigne lui-même laisse voir des choix qui tendent moins à l’exactitude historique qu’au souci d’avoir l’air le plus ancien possible. On peut consulter la page de l’édition de Bordeaux sur le Montaigne Project. C’est notamment le choix de conserver la transcription des « u » en « v » et de certains « j » en « i », sous prétexte de respecter l’orthographe de Montaigne, sans remettre en contexte les choix typographiques de l’époque, qui marque. Du reste, la leçon de Bordeaux, dont Leclerc puis Haumont disent qu’elle sert à corriger les inexactitudes typographiques et à revenir à l’orthographe n’est respectée en aucune manière. Par exemple, l’édition Jean de Bonnot propose « à ce que m’ayants perdu (ce qu’ils ont à faire bientost), ils y puissent retrouver », quand la leçon de Bordeaux donne « à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer », avec des « s » longs à « puissent ». Il s’agit donc non tant de proposer un texte rigoureusement fidèle à une copie originale que de faire authentique en mimant à peu près un certain nombre de marqueurs d’ancienneté.

Ce qui est vrai pour l’orthographe l’est aussi pour la présentation du livre en lui-même et notamment pour sa page de titre. Celle-ci entreprend de mimer une page de titre d’Ancien Régime, en particulier dans l’adresse du libraire, qui se présente de la manière suivante :

A PARIS, au 7 du faubourg St-Honoré
près de la nouvelle église de La Madeline
CHEZ JEAN DE BONNOT
tenant négoce de libraire à l’enseigne du canon

Puis, après une ligne de démarcation, la date écrite en chiffres romains. L’achevé d’imprimer donne à peu près le même ton :

Ce livre
a été réalisé dans l’atelier d’art
de
JEAN DE BONNOT.
Il a été achevé d’imprimer
le jour anniversaire
de la
SAINT-MICHEL
patron des escrimeurs.

La mention « tenant négoce de libraire » en rajoute sur celles que l’on trouve le plus souvent dans l’Ancien Régime, qui s’en tiennent à « Libraire » ou des qualités précises, comme « Libraire ordinaire du Roy ». Quant aux achevés d’imprimé, ils sont rarement aussi cryptiques et proposent bien plutôt la date, avec le jour et l’année en chiffres, jamais romains, les chiffres romains étant réservés à la date de la page de titre. À ma connaissance, cette mention est exclusivement pratiquée par Jean de Bonnot et donc purement contemporaine et il me semble que c’est aussi le cas de cet achevé d’imprimer. Comme pour les meubles en quelque sorte, l’objet est artificiellement vieilli.

De semblables objets trouvés dans les poubelles sont d’un grand intérêt pour l’histoire sinon littéraire tout du moins de la littérature. S’il est difficile de s’en servir pour étudier le texte lui-même, ils sont en revanche des terrains de réflexion sur ce qui fait la valeur du livre, en tant qu’objet, sur le rôle de l’ancien, sur ce qui fait ou ne fait pas ancien, sur l’intérêt de vendre de la patine. Et, de ce point de vue, il n’est pas indifférent que ce livre ait fini dans une poubelle, après que son propriétaire a essayé de le revendre, sans succès, à bien des libraires, peu convaincus finalement de sa valeur marchande.


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