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Le comique Alexis Piron

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Il y a plus de perles dans le rayon « Humour » d’une librairie que dans les bassins d’un ostréiculteur spécialisé. Perles de psychiatre et perles de prof’, perles de comptoir et perles d’expert-comptable : chacun y va de son bon mot. Dans le rayon « Humour », on trouve aussi des livres de comique : le comique est une personne spécialisée dans les choses drôles, qui dit et écrit des choses drôles, sur la scène, à la télévision, parfois au cinéma. Le comique se présente en spectacle, pour faire des bons mots et raconter des histoires. Il semblerait que cette activité soit somme toute d’invention récente.

En réalité, par « comique », nous entendons aujourd’hui le plus souvent quelqu’un qui s’est spécialisé dans le stand-up et c’est cette activité particulière, propre, autant qu’on puisse en juger, à l’époque contemporaine, qui qualifie par excellence le comique, alors que celui-ci, auparavant, exerçait son art dans des œuvres de fiction, sur les planches du théâtre. Selon Jim Mendrinos, le stand-up apparait au milieu du XIXe siècle aux États-Unis mais il n’existe, à ma connaissance, aucune histoire satisfaisante de cet art.

Le stand-up se caractérise a priori par un plus grand engagement existentiel du comique dans son texte comique : c’est à la première personne le plus souvent qu’il fait ses remarques et raconte des histoires qui sont autant de commentaires sur l’existence réel. Cet engagement existentiel, perçu comme une caractéristique contemporaine, n’est pourtant pas l’apanage de notre époque et j’aimerais revenir ici sur l’une des sources que j’étudie dans ma thèse, les recueils d’ana, et en particulier à un recueil consacré à un auteur français du XVIIIe siècle, Alexis Piron.

Comme je l’ai déjà expliqué sur ce carnet, les recueils d’ana sont un genre littéraire de l’époque moderne, qui se poursuit jusqu’en 1830 à peu près, et où des anecdotes, des citations et des remarques sont attribuées à une figure centrale, généralement un écrivain ou un politicien important. Théoriquement, ces différents éléments sont récoltés par les familiers du grand homme et rassemblés en hommage après son décès mais, peu à peu, à cause d’un succès de librairie, on se met à fabriquer des recueils d’ana de toute pièce, dont certains fonctionnent comme les perles de nos librairies contemporaines.

L’un de ces recueils est consacré, en 1800, par Cousin d’Avalon, à Alexis Piron, sous le titre Pironiana, ou Recueil Des aventures plaisantes, bons mots, saillies ingénieuses, etc. d’ALEXIS PIRON, et publié à Paris, chez Vatar-Jouannet et Pigoreau. Cousin d’Avalon est le spécialiste de l’ana au XIXe siècle et quasi le seul à perpétuer un genre dont il fait son fonds de commerce. Il procède parfois en rassemblant des citations de sources imprimées et d’autres fois en inventant. Ses recueils n’ont pas grand-chose à voir avec les recueils commensaux qui marquent la naissance du genre, au début de l’époque moderne : ils tiennent le plus souvent d’une anthologie posthume de certains auteurs classiques.

Alexis Piron, quant à lui, est un auteur du XVIIIe siècle, mort en 1773, qui s’est fait une spécialité de l’opéra-comique, des chansons, des comédies et des épigrammes, quoiqu’il ait bien écrit une tragédie, Gustave Wasa, en 1733, pour la Comédie-Française. Pour le XIXe siècle, Piron est une figure marquante du siècle précédent et le type même de l’auteur comique qui amuse par son génie personnel et non par l’effet d’un travail laborieux. Pour Sainte-Beuve, le talent de Piron en matière de comédie est même atavique. Dès son vivant mais plus encore au siècle suivant, Alexis Piron devient un personnage comique, plutôt qu’un auteur, un peu à la manière d’un Arlequin.

Arlequin a lui aussi droit à ses recueils d’ana, dès le XVIIIe siècle. C’est d’ailleurs l’un des tournants dans l’histoire du genre, qui se détache petit à petit de la collection plus ou moins attestée de propos réels à l’anthologie plaisante, dont la source peut être fictive. Le Pironiana est en tout point construit comme un recueil d’ana pour Arlequin et l’auteur comique devient personnage comique grâce à la disponibilité de cette figure dans la culture du temps en général et dans le genre des anas en particulier. Alexis Piron n’est plus comique par la vertu de son art, de sa technique : il est un comique, de manière existentielle.

Dans la « Vie » de Piron qui précède les anecdotes du Pironiana, le recueil joue encore sur les deux registres. Cette biographie sommaire commence en effet pour souligner que Piron a reçu une excellente éducation classique, rigoureuse et sévère, mais cette insistance sur la technique acquise au contact des chefs-d’œuvre du passé, qui ne sont évoqués que du point de vue de leur austérité, ne sert guère qu’à mettre en évidence le caractère propre du comique, qui ne se laisse pas entamer par ces activités érudites et fastidieuses.

Finalement, si Piron est talentueux dans son domaine, ce n’est pas grâce à l’étude mais malgré elle et parce qu’il a bon naturel :

Son caractère franc et honnête, sa conversation pleine de sel et d’ingénuité, sa gaieté naturelle et soutenue, ses saillies toujours neuves et intarissables, le firent rechercher par ces sociétés formées sous les seuls auspices du plaisir et de la liberté. (5)

Avec le « caractère », l’« ingénuité », le naturel, tout est fait pour que le talent comique paraisse inné plutôt qu’acquis. Tout le reste de la « Vie » est pour dire combien Piron fut un grand homme, malgré une fortune parfois contraire, combien il fut reconnaissant envers les puissants et bienveillant envers ses contradicteurs. Bien sûr, il entre ici beaucoup de lieux communs, propres aux genres biographiques de l’époque moderne, mais l’auteur s’en sert pour construire une figure particulière, que le recueil va ensuite développer en l’illustrant.

Je donne ici quelques exemples de ce que l’on trouve dans le recueil, pour qu’on se fasse une idée du genre du recueil d’ana en ce début de XIXe siècle.

Parlant d’un journaliste qui ne passait pas pour modeste, et dont le maintien annonçait la hauteur. Piron disait : Son visage appelle les soufflets.

Robbé lisant un jour son poëme de la vérole à Piron, celui-ci lui dit avec vivacité : — Monsieur, vous me paraissez plein de votre sujet. (89)

Piron ayant plaisanté assez vivement un homme qui n’entendait pas raillerie, celui-ci se fâcha et lui demanda raison de ses sarcasmes. A la bonne heure, dit Piron. Les champions partent pour aller se battre hors Paris. Piron, à demi-chemin s’arrête (la soif le pressait), il entre dans le premier endroit, et y boit abondamment de la bière. Son camarade, toujours marchant, s’excède de fatigue, et tout en sueur, se retourna enfin pour voir si son adversaire le suit. Point de Piron. L’homme court de plus belle, vole à la découverte : mais c’est inutilement. Harassé, il rentre chez lui, et meurt en deux jours d’une fluxion de poitrine. Piron en fut instruit. Quelque temps après plusieurs personnes lui demandèrent malignement des nouvelles de son affaire. — Comment vous en êtes-vous tiré avec un tel, lui dirent-elles ? — Fot bien, répondit Piron, je l’ai enrhumé. (107)

Piron avait coutume d’aller presque tous les matins au bois de Boulogne, pour y rêver à son aise. Un jour il s’y égara, et n’en sortit qu’à quatre heures du soir, si las de sa promenade, qu’il fut obligé de se reposer sur un banc tenant à un des pilliers de la porte. A peine est-il assis, que, de droite et gauche, il est salué par tous les passans qui entraient et sortaient à pied, à cheval, ou en voiture. Piron d’ôter son chapeau, plus ou moins bas suivant la qualité apparente des personnes. — Oh ! oh ! disait-il en lui-même, je suis beaucoup plus connu que je ne le pensais ! Que M. de Voltaire n’est-il ici, pour être témoin de la considération dont je jouis en ce moment ! lui, devant lequel je me suis presque prosterné ce matin, sans qu’il ait daigné autrement y répondre que par un léger mouvement de tête !
Pendant qu’il fait ces réflexions, le monde allait et venait à-la-fois, tant qu’à la fin l’exercice du chapeau devint très fatiguant pour Piron : il l’ôta tout-à-fait, se contentant de s’incliner devant ceux qui le saluaient.
Une vieille survient qui se jette à ses genoux, les mains jointes. Piron surpris et ne sachant pas ce qu’elle veut : — relevez-vous, lui dit-il, bonne femme, relevez-vous ; vous me traitez en faiseur de poëme épique ou de tragédie, vous vous trompez, je n’ai pas encore cet honneur-là ; je n’ai fait parler jusqu’à présent que des marionnettes. Mais la vieille restant toujours à genous sans l’écouter, Piron croit apercevoir qu’elle remue les lèvres, et qu’elle lui parle, il se baisse, s’approche et prête l’oreille. Il entend en effet qu’elle marmotte quelque chose entre ses dents : c’était un ave qu’elle adressait à une image de la Vierge, placée directement au-dessus du banc où Piron était assis. Alors il lève les yeux et voit que c’est à cette image que s’adressaient aussi tous les saluts qu’il avait pris pour lui. — Voilà bien les poëtes, dit Piron en s’en allant, ils croient que toute la terre les contemple, ou qu’elle est à leurs pieds, quand on ne songe pas seulement s’ils existent ! (73-75)


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