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Channel: Histoire du livre – Contagions
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Discours de soutenance

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Je propose ci-dessous la copie de la présentation que j’ai faite à l’occasion de la soutenance de ma thèse de doctorat, le 13 octobre 2017, à Grenoble. J’ai enrichi le texte de quelques liens qui en éclaireront je l’espère les passages trop allusifs.

*

Madame la présidente,
Mesdames et Messieurs les membres de jury,
Mesdames et Messieurs les membres de l’assistance,

Je veux d’abord vous remercier d’avoir consacré un temps que je sais précieux pour lire ce travail encore si imparfait et pour avoir accepté de m’aider à le poursuivre, d’une meilleure manière et avec plus de clarté, par vos rapports, par vos remarques et par la discussion que nous nous apprêtons à avoir. Je veux remercier aussi les personnes de l’assistance qui, amis ou collègues, souvent à la fois l’un et l’autre, m’ont accompagné ces dernières années et ont contribué considérablement à cette recherche. Je pense aussi à celles et ceux qui ne sont pas là et qui comptent beaucoup, même si je les ai abandonnés pour certains dans les rigueurs de l’hiver polonais qui approche.

Cette présentation, après cinq ans de travail, sept si l’on compte — et l’on peut — le master, ne manque pas d’être étrange pour moi, tant il est vrai que si j’avais soutenu aujourd’hui la thèse que j’avais d’abord imaginée, nous aurions eu une discussion et un jury bien différents. Quand j’ai proposé à M. Yves Citton mon premier projet de thèse, son enthousiasme était considérable. Celui de Madame Noille-Clauzade, pour le dire sobrement, était moindre. Il s’agissait à l’époque d’attribuer La Princesse de Clèves à toutes sortes de gens qui, pour la plupart, ne l’avaient certainement pas écrite, à Rabelais, à Segrais, à Sade, à Woolf. De l’attribuer, donc, et d’observer les effets que cette attribution expérimentale avait sur l’interprétation du texte, pour vérifier, par cette expérience de pensée, si le texte était effectivement soumis de manière étroite à la présence de son auteur.

À certains égards, la thèse que je présente ici est une note de bas de page un peu longue à ce projet un peu dérangé, une méditation historique sur les rapports entre l’œuvre et l’auteur, non tant du point de vue de l’œuvre ni d’ailleurs de celui de l’auteur mais du point de vue de tous les autres : ceux qui classent, qui compilent, qui éditent, qui censurent, qui vendent, qui impriment, qui rangent les livres. Elle répond à une observation simple et semblerait-il partagée : que l’auteur qu’on avait tué avec toute la force enthousiaste de puissantes élaborations théoriques est encore là, ou de nouveau là, et même partout. Il est là dans la sociologie de la littérature, il est là dans le retour d’interprétations que l’on pourrait qualifier de néo-psychanalytiques, là encore, et surtout, dans les études subalternes.

L’auteur est entré sous la figure du show-runner dans la valorisation et la conception des séries télévisées comme il était entré dans le cinéma sous celle du réalisateur, il est entré dans le street art comme il était entré dans la bande-dessinée : il s’est même imposé dans la cuisine gastronomique, où là aussi, le vocabulaire est marquant, on crée désormais, on compose, on interprète, on recherche l’esthétique et l’originalité. Cet enthousiasme renouvelé n’a pas échappé à la critique littéraire et à l’histoire, ni d’ailleurs à la sociologie et aux sciences de l’information et de la communication. L’auteur règne apparemment en maître dans notre appréhension idéologique des œuvres de l’esprit.

Le processus est bien connu : pour qu’un domaine ait ses auteurs, il faut d’abord qu’ils prennent une relative indépendance, qu’il adopte des structures éditoriales spécifiques, qu’une partie de ses créateurs puissent se professionnaliser et que ses produits puissent faire l’objet de réceptions esthétiques plurielles. C’est à peu près le même processus qui est à l’œuvre pour la littérature de l’époque moderne que, comme je l’ai montré en d’autres occasions, pour la fiction télévisée à partir des années 1990, et qui a été étudié pour d’autres médias.

Ce processus désormais familier et véritablement très répandu s’est peu à peu paré d’un certain nombre d’évidences, qui ont toutes des conséquences très concrètes sur la vie que nous vivons en commun, que nous nous occupions de littérature ou de tout autre chose. Ces évidences peuvent se résumer pour l’heure à ce que la reconnaissance de l’auteur s’accompagnerait de la reconnaissance de ses droits et que la reconnaissance de ses droits serait aussi celle de sa valeur économique. Et ainsi protéger les droits d’auteur est une grande croisade contemporaine qui fonde, comme Mélanie Dulong de Rosnay et Hervé Le Crosnier l’ont bien montré, la géopolitique de la propriété intellectuelle.

Ce sont ces évidences que j’ai cherché à interroger et cette interrogation a fini par pendre la forme, sous les conseils de Madame Noille-Clauzade, non d’une expérimentation théorique mais d’une enquête historique. L’enquête n’eut rien de facile, puisque je n’avais jamais écrit qu’en théoricien : c’est bien le travail de thèse qui m’a forcé à me faire un peu historien, pour aboutir, à partir d’une question d’abord assez étroite, celle de l’attribution des œuvres à leurs auteurs, à quelques conclusions générales, provisoires sans doute mais je l’espère au moins opératoires, que j’aimerais rappeler ici.

La première s’inscrit dans le sillage des travaux entrepris depuis quelques années par des chercheurs dans le cadre du projet international Primary Sources on Copyright. Ce projet tend à montrer que l’histoire de la propriété intellectuelle peut s’envisager sur le temps du long de la fin de l’époque médiévale jusqu’à nos jours et invite à s’intéresser à la fois aux sources premières mises à disposition par la numérisation et aux continuités fortes dans l’histoire du droit, du privilège artisanal des communes médiévales à l’internationalisation des formulations genevoises à la fin du XIXe siècle. Dans ce cadre, mes propres recherches viennent étayer les premières observations des commentaires de Frédéric Rideau sur la documentation française : le droit d’auteur émerge dans le contexte du système des privilèges de l’Ancien Régime et non dans la période révolutionnaire. Il est un produit de ce système et de négociations de longue date et dépend — et c’est précisément ce qui compte — de la structuration monarchique de l’économie de la librairie. Les documents récemment publiés par Edwige Keller-Rahbé vont aussi, ce me semble, dans ce sens.

Ma deuxième conclusion est ainsi liée à la première. Elle concerne cette structuration économique ou, de manière plus générale, la consolidation conjointe et quasi consubstantielle entre l’État monarchique dans sa forme administrative — ce qu’on appelle parfois l’État moderne — et le secteur de l’édition ou de la proto-édition que forment les libraires. La gestion du lien œuvre-auteur par l’État et la Communauté parisienne transforme l’attribution en outil de configuration économique, dans la mesure où les conditions d’exercice de l’activité de libraire, la participation à la Communauté en tant qu’instance de contrôle des privilèges et l’implication matérielle de certains secrétaires royaux dans les activités de librairie conduisent à la concentration des moyens de production, au renforcement de la surveillance étatique et à une modification profonde du principe de formation artisanale, en particulier au XVIIIe siècle.

Ma troisième conclusion, qui est la place périphérique qu’occupe l’auteur dans ces processus, découle de ces observations. La consolidation du lien auteur-œuvre sert en réalité peu les prétentions de l’auteur : elle n’augmente guère sa puissance d’agir et lui impose plutôt un systématisme qui réduit son agentivité, comme le cas de Sorel le démontre de manière singulière. Le droit d’auteur profite d’abord aux libraires, ensuite aux sociétés de gestion, qui n’ont alors que leur forme balbutiante, quoique déjà inextricablement liée à l’État, mais qui prendront une importance considérable aux XXe et XXIe siècles. En réalité, l’intérêt de l’auteur pour l’attribution, qu’il s’agisse de ses œuvres à lui-même ou des œuvres d’autrui à leur créateur, est réduit et entièrement subordonné aux circonstances particulières de sa carrière sociale.

Ma quatrième conclusion à ce titre est que l’intérêt pour la bibliographie, pour l’exactitude d’une attribution, repose moins sur l’information que sur la portée sociale du geste attributif. J’irais presque jusqu’à dire que pour les auteurs de l’époque moderne, y compris les journalistes, ceux qui savent savent et ceux qui ignorent n’ont pas besoin de savoir. Ce qui compte, c’est alors simplement la capacité à attribuer en tant qu’elle révèle une expertise et des rapports de sociabilité. On pourrait à bon droit se demander si, de la même manière, des querelles d’attribution plus tardives n’ont pas d’abord pour leurs agitateurs la valeur de la démonstration de force et de la visibilité qu’offre l’aptitude à saisir l’inattendu.

Ces conclusions ne sont pas sans réveiller un certain nombre d’insatisfactions. Les deux premières par exemple exigeraient qu’un historien plus habile que moi s’intéresse sérieusement à la structure de la Communauté des libraires parisiens, à la permanence des syndics, aux réseaux de sociabilité, aux rapports avec le prévôté de Paris, au taux de conversion du compagnonnage à la maîtrise en fonction du temps, bref, à tout ce qui pourrait indiquer beaucoup plus concrètement une transformation économique et professionnelle profonde en tant qu’elle est le produit d’une politique de l’État.

Ensuite, il conviendrait de se demander si le retour à l’auteur de la critique contemporaine, pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Joël Loehr et Jacques Poirier auquel j’ai moi-même contribué, si cette ré-auctorialisation massive de la critique du XXIe siècle peut se laisser ébranler par une étude historique. L’ouvrage de Geneviève Mouligneau sur Lafayette n’est-il pas resté lettre morte sans qu’aucune réfutation solide n’en ait pourtant été proposée ? N’existerait-il pas une sorte d’incommunicabilité méthodologique entre les recherches historiques et les pratiques herméneutiques ? J’avoue être incapable de démontrer encore très précisément ce que cette thèse pourrait apporter à l’étude des textes littéraires d’un point de vue littéraire, quoique j’ai eu le souci de revenir parfois sur de grands textes, souvent parcourus par la critique, pour m’assurer que j’aurais quelque chose à dire de ce qui fait l’actualité littéraire du passé.

Enfin, la thèse que vous avez lue propose un certain nombre de remarques incidentes qui mériteraient d’être affinées. L’ambition de traiter un temps long et un territoire parfois vaste conduit à des approximations regrettables et je n’ai pas encore l’érudition de les corriger. Ainsi la période révolutionnaire constitue un point aveugle de mes commentaires et c’est un vaste continent où je n’ai su faire que quelques incursions maladroites. Ainsi aussi de la tension entre structures systématiques et variations diachroniques, où j’ai presque toujours préféré l’étude des premières à l’examen des secondes. Il me faudra encore du temps pour me débarrasser d’une méfiance de théoricien à l’égard des chronologies.

C’est pourquoi j’ai entrepris de pallier un certain nombre de ces difficultés. Aujourd’hui chercheur assistant à l’Université de Varsovie, je m’emploie à développer les observations faites dans la seconde partie à propos des journaux étrangers en langue française et, plus généralement, de la circulation des biens culturels dans l’Europe de la première modernité. J’y médite un livre, qui sera précédé d’articles préparatoires, sur cinq objets polonais et internationaux, dont les auctorialités et les réceptions multiples permettent de mieux comprendre la complexité des appropriations :

  1. les Nuevas ordinarias de los sucessos del Norte, qui racontent les prouesses polonaises au siège de Vienne et publient des lettres du roi de Pologne, prétend-on
  2. la Carte de Pologne faite en français à Paris pour Jabłonowski par l’Italien Rizzi-Zannoni
  3. un numéro des Nowe Wiadomości Naukowe i Uczone, jounal savant de Mizler, dont l’analyse répondra à mon commentaire du Journal des sçavans
  4. le De Episcopatu Koviensis de Friese et le complexe réseau de co-attributions qu’il met en jeu
  5. le Portrait d’un jeune homme de Raphaël, acquis par les frères Czarotyrski, pour le musée de leur mère, la princesse Isabella, et disparu en 1945.

Je travaille en ce moment à un article introductif à ces questions ainsi qu’à un article autour des milieux intellectuels et pédagogiques polonais auxquels ces documents sont liés. J’ai proposé en parallèle deux communications qui me permettront d’approfondir mes réflexions sur le privilège. La première reviendrait sur les privilèges et les Codes de Librairie comme produits d’un agrégat public-privé, la seconde éclairerait le cas des privilèges autour de Voiture à partir d’une analyse comparée des textes liminaires — adresses, avis du consistoire de Varsovie — des œuvres de Friese, éclairée par les archives consistoriales de Varsovie, conservées à la Bibliothèque Universitaire.

De plus en plus en effet, il me semble nécessaire de développer une appréhension connectée de ces phénomènes, tant il est vrai que ni les frontières des territoires ni celles des langues n’arrêtent la circulation des livres et des personnes, des idées politiques ou des concepts du droit. La formation de Wilhelm Gottlieb Korn chez Michael Gröll à Varsovie au XVIIIe siècle a sans doute beaucoup à nous dire des pratiques des libraires et permettrait d’éclairer durablement, par exemple, le rôle de la participation à des institutions parallèles, par exemple d’ordre confessionnel, dans la carrière des libraires, ce qui serait indubitablement une nuance importante à apporter à l’analyse de la Communauté des Libraires Parisiens. De la même manière, le privilège général accordé par Alexandre Ier à l’Université de Varsovie doit se comprendre par l’étude des privilèges dont jouissent les universités françaises, auxquelles le décret impérial de fondation fait allusion.

C’est peu dire en somme que cette thèse aura constitué finalement un travail préparatoire, qui m’a permis d’apercevoir ce que je ne soupçonnais guère et que, sur le chemin de Damas des études littéraires, a mué l’expérimentateur théoricien en apprenti historien.


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