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Transferts linguistiques et réformes culturelles dans l’Europe du XVIIIe siècle

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Comme certains le savent déjà, je suis depuis quelque temps chercheur assistant au Centre de Civilisation Française et d’Études Francophones de l’Université de Varsovie, où je travaille principalement sur la question de la culture francophone dans la République des deux Nations au XVIIIe siècle. Dans ce cadre, j’ai participé la semaine dernière à l’ouverture du colloque international « Translatio et histoire des idées », organisé par l’Institut de Linguistique Appliquée de l’Université de Varsovie, sous la direction d’Anna Kukułka-Wojtasik.

J’y ai lu la communication d’Anne Essomba Obono, hélas retenue au Nigéria, et puis, d’autres participants n’ayant finalement pas pu faire le déplacement, j’ai proposé ma propre intervention. Cette communication, entièrement improvisée, constituait en quelque sorte une présentation de mon travail de recherche en cours au CCFEF. Étant donné les circonstances, je ne dispose pas de textes en bonne et due forme de mes développements mais je vais en proposer ici un bref aperçu. L’intervention fut donnée sous le titre « Transferts linguistiques et réformes culturelles dans l’Europe du XVIIIe siècle ».

Pour en comprendre les enjeux, il faut d’abord rappeler quelques éléments sur la francophonie européenne à l’époque moderne et en particulier au siècle qui nous occupe ici. C’est un lieu commun que de considérer, pour reprendre un titre de Marc Fumaroli, qu’à la fin de la première modernité, l’Europe parlait français. En fait, cette idée d’une Europe française est déjà développée à l’époque, notamment sous la plume de Louis-Antoine Caraccioli, qui en 1777 fait paraître à Liège, chez Anne-Catherine Bassompierre, un livre intitulé L’Europe française. Caraccioli est intéressé en premier lieu à la question, puisqu’il est le précepteur en Pologne du futur magnat Seweryn Rzewuski, dont il est donc aussi un maître de langue française. Il fait donc partie de ces nombreux précepteurs francophones bien étudiés dans le volume dirigé par Vladislas Rjéoutski et Alexandre Tchoudinov.

L’argument de Caraccioli est celui d’une supériorité culturelle de la France et en particulier des milieux intellectuels et nobiliaires parisiens, une supériorité qui entrainerait les autres nations dans un processus d’émulation. Cette conception, qui fut longtemps dominante, a été considérablement nuancée par les travaux de Rjéoutski, de Pierre-Yves Beaurepaire dans Le Mythe de l’Europe française, ainsi que par les différents numéros de la revue Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde. Ils ont montré que l’apprentissage du français pouvait répondre à des processus bien différents que le seul alignement sur la culture parisienne, des processus qui sont d’abord à comprendre dans leur context local.

Naturellement, la Pologne est à cet égard dans une situation particulière, en raison des liens dynastiques étroits qui l’unissent à la France et donc d’une présence importante de francophones d’origine française dans les lieux de pouvoir. Au-delà des liens familiaux, il est possible de penser par exemple à la situation de l’économiste Pierre Samuel du Pont de Nemours, qui fut à Varsovie secrétaire du roi Stanisław II August (Poniatowski), qui avait lui-même séjourné à Paris entre 1753 et 1754. Lors de la réforme de l’éducation en Pologne — j’y reviendrai —, Dupont de Nemours a ainsi rédigé plusieurs propositions d’innovation pédagogique directement en français.

La francophonie polonaise est donc bien, au moins en partie, le fruit d’un import direct en provenance de la France, matérialisé par des personnes et des ouvrages, porteurs d’idées et de savoirs-faires. Ainsi, Piotr Dufour, qui sera un imprimeur de la langue française très actif à Varsovie dans la seconde partie du siècle, est directement recruté à Paris. De la même manière, comme l’explique John Račkauskas dans « The Commission for National Education of Poland and Lithuania (1773-1794): A Historical Study of Some Aspects of Its Educational Reforms », sa thèse de doctorat soutenue à Ottawa en 1977, c’est l’intérêt des éducateurs lituaniens pour les théories des physiocrates français qui favorisent l’inclusion des techniques agricoles et, originellement, de la zoologie dans les programmes éducatifs du secondaire en Lituanie.

Cependant, il existe d’autres réseaux de circulation de la langue française. Par exemple, quand le comte de Bernstorff, dans les années 1750, soutient la production imprimée francophone à Copenhague, c’est d’abord en Suisse qu’il va recruter des intellectuels susceptibles de participer aux activités scientifiques et de publier des périodiques. Ce choix est probablement motivé par des considérations religieuses, plutôt que par un hypothétique défaut d’opportunité à recruter en France, puisque les Bernstorff entretiennent des liens étroits avec ce pays. Johann Hartwig Ernst Bernstorff fut ainsi ambassadeur du Danemark en France entre 1744 et 1750 et sa correspondance en français avec Choiseul fut jugée plus tard, au XIXe siècle, suffisamment digne d’intérêt pour être publiée.

Reste que le périodique francophone emblématique de la politique de renouvellement culturel entreprise par les Bernstorff, les Mémoires sur la littérature du nord, est conçu par des Genevois et dit assez l’horizon géographique et imaginaire dans lequel s’inscrit le Danemark. Le nord, à l’époque, embrasse à la fois les pays scandinaves et l’Europe centrale et baltique. Au moment où le Danemark réfléchit plutôt à une alliance russe que française, le choix du terme n’est donc pas innocent. L’espace que les Bernstorff entreprennent de créer, pour être en partie francophone, n’est pas nécessairement français. Le français est une langue de médiation internationale et aussi une langue des réseaux protestants. C’est ainsi que les Mémoires sur la littérature du nord peuvent publier au Danemark la traduction en français d’un poème publié par Klopstock, invité à finir sa grande épopée sous la protection de la couronne, et originellement en allemand &mash; un texte sur lequel j’ai déjà donné ici un certain nombre de précisions.

L’importance de ces réseaux protestants ne doit pas non plus être négligée en Pologne. Il suffit pour cela de considérer le cas de Christian Gottlieb (Krystian Bogumił) Friese, un Luthérien très actif au sein du Consistoire de Varsovie et qui imprime dans la capitale polonaise des journaux en français, tout en y publiant des traités d’histoire religieuse en latin — ainsi que d’autres, en allemand, à Breslau (Wrocław). En examinant les archives manuscrites du Consistoire conservée à la Bibliothèque Universitaire de Varsovie, j’ai pu constater que Friese y était très actif, au même moment que Michaël Gröll, prolifique imprimeur protestant, né à Nuremberg mais installé à Varsovie. Or, c’est Gröll qui forme Koln, le libraire qui publie à Breslau le traité en allemand de Friese sur l’histoire de l’Église de Pologne, en même temps que des livres en français. Il y a donc un réseau protestant au moins quadrilingue (français, polonais, allemand, latin) qui opère depuis Varsovie et Breslau et participe aux transferts linguistiques.

De façon remarquable, quand les archives manuscrites du Consistoire de Varsovie comportent des citations de traités protestants francophones, ces citations ne sont pas traduites, même lorsqu’elles sont prises dans des textes qui constituent plutôt des requêtes courantes que des ouvrages savants et qui ne supposent pas, par exemple, un lectorat nécessairement très érudit. Il est vrai que la langue française y est écrite avec plus d’application et de lisibilité que le latin, le polonais et l’allemand, ce qui suggère qu’elle exige de ses scripteurs une attention plus soutenue, signe d’un moindre degré de maîtrise, mais elle n’en est pas moins jugée suffisamment répandue pour se passer de médiation.

Il ne faut pas croire que le français protestant — si l’on peut dire — et le français des cercles catholiques soient entièrement distincts et qu’entre les deux réseaux, il n’y ait pas de voie de communication. Au contraire, Friese écrit pour les évêques catholiques, à qui il dédie ses traités historiques. Avant d’être des ouvrages de controverse religieuse, ceux-ci participent à la constitution d’une histoire nationale qui défend l’idée d’un territoire culturel polonais indépendant des vicissitudes politiques et de la désintégration territoriale sans cesse plus sensible : l’histoire sur le temps long donne sa légitimité à ce territoire, par-delà les obstacles contemporains. De la même manière, les publications périodiques en langue française sont protégées par l’aristocratie catholique, voire commandées par elle.

À ce titre, elles participent en effet aux projets de réformes culturelles, dont le plus remarquable est incontestablement la réflexion pédagogique qui se déroule alors en Pologne. C’est en Pologne déjà que Konarski, un Piariste, met en place ses écoles et notamment le Collegium Nobilium, fondé en 1740 à Varsovie et dont le rôle, comme son nom l’indique, est de fournir une éducation d’exception à la noblesse polonaise. Or, dans la perspective de Konarski, l’apprentissage des langues modernes est absolument essentiel et, parmi ces langues, le français et l’allemand occupent la seconde place, après le polonais. Plus tard, quand la Commission de l’Éducation Nationale se met en place en réponse à la dissolution de la Compagnie de Jésus par la papauté et l’effondrement du réseau éducatif polonais et lituanien, qui reposait en grande partie sur l’enseignement jésuite, les idées piaristes et les suggestions de Dupont de Nemours jouent encore un rôle important.

Ces développements ne se font pas sans heurt. Dans sa thèse, Račkauskas rappelle en effet la réticence de la noblesse lituanienne à l’abandon du latin comme langue d’enseignement. Plus profondément, l’ambition de la Commission, selon lui, est de poursuivre le processus de polonisation du territoire, c’est-à-dire d’imposition de la langue et de la culture polonaises à l’ensemble de la République, au détriment par exemple de la langue lituanienne mais aussi du mix franco-polonais en usage depuis le XVIIe siècle dans certains milieux. Enseigner de manière bien distincte français et polonais, c’est aussi pouvoir organiser le statut ancillaire de la langue française par rapport à la langue nationale et cesser d’en faire une langue familiale. Dans tous les cas, il n’est pas rare que les périodiques francophones de Varsovie, déjà utilisés par les Piaristes comme documents, servent de support à l’apprentissage linguistique.

La situation polonaise est donc plus contrastée que celle du Danemark. Si, au Danemark, les liens diplomatiques avec la France n’empêchent pas une nette réorientation de la politique culturelle et internationale, en Pologne, l’héritage dynastique et la complexité du processus de polonisation, qui comprend aussi, au XVIIIe, une modernisation à l’occidentale de l’aristocratie et notamment de ses méthodes d’exploitation terrienne, font intervenir des acteurs et des réseaux dont les intérêts peuvent être par ailleurs tout à fait divergents. La réforme culturelle repose alors sur une importation négociée des langues et des savoirs étrangers et parce que cette importation est désormais consciente et organisée, il est aussi beaucoup mieux contrôlée et surveillée.


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