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Auteur, régie discursive et primo-producteurs

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À la rentrée, je co-animerai probablement un séminaire d’archéologie et écologie des médias, en compagnie de Christophe Cave, spécialiste de la presse d’Ancien Régime, et d’Yves Citton,  passeur (entre autres) de l’archéologie des médias en France. Ce séminaire de recherche s’adresse aux étudiants en master de recherche, lors de leur seconde année, particulièrement en lettres modernes et en arts du spectacle, et il est lié aux travaux de l’antenne grenobloise de l’UMR Littérature, Idéologies et Représentations. Les travaux de cette antenne concernent principalement les textes imprimés et les arts vivants, mais mes propres recherches concernent aussi bien l’imprimerie, que la télévision ou Internet, à travers les terrains de la littérature française de l’époque moderne, de la pornographie en ligne ou des séries télévisées anglophones des années 1990 aux années 2000.

Au sein de ce séminaire, je prendrai en charge quatre séances qui devraient servir, telles que je les conçois pour l’heure, d’introduction à une recherche archéologique sur les objets médiatiques. Si le séminaire porte principalement sur l’archéologie des médias d’inspiration allemande dont Andrée Bergeron a donné, en septembre de l’année dernière, une présentation éclairante sur le carnet Matières à penser et dont Yves Citton, dans un article à paraître dans le numéro 2014 de la revue Dix-huitième siècle, propose l’application aux Lumières, je me détacherai pour ma part de l’étude des objets techno-médiatiques orphelins, qui sont l’un des principaux intérêts de la discipline, pour m’intéresser, à travers différentes productions médiatiques, à des questions problématiques dont les études littéraires ont tout lieu de profiter, mais dont les étudiants en lettres modernes, voire en arts du spectacle, ont rarement conscience, à moins d’avoir une solide formation en histoire du livre et, dans une moindre mesure, en histoire de la littérature.

Je voudrais évoquer ici à grands traits l’une des ces questions problématiques transversales, qui occupe une grande partie de mon temps de recherche, à la fois pour la thèse et pour mes activités annexes.

Primo-producteurs

Hier soir, dans une discussion sur Twitter avec Mélanie Bourdaa, bien connue pour ses travaux sur le transmedia storytelling, Hélène Breda, qui prépare actuellement une thèse de socio-narratologie des séries télévisées étasuniennes et Florent Favard, également spécialiste de la sérialité télévisuelle, nous nous interrogions, à la demande de ce dernier, sur la différence entre le concept de mythologie d’une série télévisée, tel qu’il s’emploie notamment pour décrire un certain aspect de la série The X-Files et celui de canon, donné comme synonyme par l’encyclopédie en.Wikipedia, alors même qu’il nous semblait que les deux termes recouvraient des problèmes assez différents.

Avec Mélanie Bourdaa, je soulignais notamment que l’une des fonctions du canon est de distinguer une hiérarchie de producteurs discursifs, qui n’enrichissent pas le monde possible établi par la fiction à part égale : le canon sépare implicitement les primo-producteurs, régies légitimes des discours, des producteurs seconds qui, comme les fans, font vivre l’univers étendu sans nécessairement respecter ses limites justement canoniques. Les primo-producteurs sont par exemple en mesure de légitimer des manipulations thématiques et narratives de la fiction : que l’on songe aux reboots des films de super-héros ou au cas de continuité rétroactive, comme l’introduction de Dawn dans Buffy the Vampire Slayer.

Ces modifications des primo-producteurs modifient le canon, tandis que de semblables modifications des producteurs seconds (hiérarchiquement, non chronologiquement) ne constituent que de variations anecdotiques, même si ces variations peuvent être élues par consensus ou sélection mémique par la communauté des récepteurs-producteurs, pour créer un sous-univers fictif, comme on peut l’observer par exemple dans les slash fictions de certains fandoms bien constitués, ainsi que l’on s’en convaincra en observant la vitalité de telle ou telle catégorie, sur le célèbre site AO3.

Or, le statut de primo-producteur est étroitement dépendant de la relation que tel ou tel producteur entretient avec les moyens de la production, c’est-à-dire avec l’ensemble des outils techniques permettant la confection du discours médiatique et leurs infrastructures économiques. Dans un article consacré en général à l’autoreprésentation des scénaristes dans les séries télévisées des années 2000 et en particulier à la carrière de Tina Fey, article qui paraîtra peut-être dans un prochain numéro de la revue Télévision, j’ai récemment rappelé la transition de régie discursive parmi les primo-producteurs dans l’industrie télévisuelle, dans la seconde moitié du vingtième siècle, dont on trouve les premières notations, en 1983, dans le chapitre que Tulloch et Alvarado consacre à la répartition de l’auctorialité dans les équipes de Doctor Who, à l’intérieur du fameux ouvrage The Unfolding Text.

Régies discursives

C’est l’analyse d’un autre matériel médiatique qui m’a amené à développer ces réflexions sur les primo-producteurs et les régies discursives. Dans un article sur les blogs pornographiques et la photographie de mode, qui devrait paraître prochainement dans un numéro de la revue Questions de communication, j’ai été confronté à l’activité des utilisateurs-curateurs des blogs sur la plateforme Tumblr, qui agrègent des images dont ils ne sont pas les primo-producteurs, exerçant souvent une activité éditoriale forte et sémantiquement riche, sans avoir toujours une activité de production de contenus. Les utilisateurs-curateurs exercent une fonction qui ne peut pas être confondue avec celle de l’auteur, parce qu’elle n’implique pas de production : c’est une fonction de régie.

De la même manière, le showrunner, dont l’émergence a été analysée dans de nombreux articles en français, en anglais, en espagnol, en portugais et en allemand (à ma connaissance), dans ses liens avec la complexification narrative et la valorisation culturelle des séries télévisées, procède à une sélection, parmi l’ensemble des primo-producteurs, d’une régie discursive personnalisée, un cas loin d’être évident, si l’on se rappelle les pages de Tulloch et Alvarado précédemment citées ou, de la même manière, le chapitre consacré par Jane Shattuc à la fabrication des programmes télévisuels, dans le Companion to Television édité par Janet Wasko pour Blackwell en 2005.

Bien entendu, cette émergence fait partie d’un processus de la valorisation culturelle de la série télévisuelle, dont l’engouement académique des vingt dernières années, à partir au moins de la fondation de la Joss Whedon Studies Association, est un symptôme parmi d’autres, qui implique entre autres l’adoption d’une logique auteuriste, comme je l’avais d’ailleurs déjà évoqué dans une conférence republiée ici, en comparaison avec la littérature de l’époque moderne. Mais, comme j’espère le montrer dans ma thèse sur l’attribution des œuvres à leur auteur à l’époque moderne, l’auteur est un dispositif idéologique qui habille la réalité de la régie discursive et les deux notions ne sauraient être confondues.

Or, ce dispositif idéologique est central dans notre évaluation culturelle et notre capacité à pouvoir nommer la régie discursive d’un produit culturel (Aaron Sorkin, Honoré de Balzac, Joss Whedon, Emily Brontë, Chris Carter ou Fernando Pessoa) la transforme, elle ,en auteur, bien souvent unique, et son produit en œuvre. Or, comme les rapports des scénaristes en chef avec leurs équipes d’écriture, leurs financeurs, leurs réalisateurs et leurs comédiens le suggèrent dans des séries métatélévisuelles comme 30 Rock et Studio 60 on the Sunset Strip le suggèrent, cette transformation n’a rien de naturelle ni d’évidente et recouvre une réalité polyphonique dont les études littéraires, pour leurs propres objets, ont largement tendance à masquer les effets.

De l’œuvre au produit culturel

L’intérêt pour des étudiants en lettres de passer par une archéologie d’une image médiatique contemporaine dont ils perçoivent encore, au moins confusément, le statut transitionnel entre un modèle purement populaire et un modèle plus académique et auteurial est de pouvoir reporter ces connaissances nouvellement acquises sur des objets plus familiers, les œuvres littéraires, afin de les traiter non plus comme les textes de la théorie, qui ne sont pas des œuvres, non plus comme des livres de l’histoire du livre, mais comme des objets médiatiques, confluences de considérations techniques, économiques, idéologiques et stylistiques.

Par anecdote, mes lecteurs les plus austères se souviennent peut-être de l’étonnant réquisitoire de Michel Pastoureau, en 1982, dans le premier volume de la monumentale Histoire de l’édition française, intitulé Le livre conquérant : du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle. Michel Pastoureau y donnait un chapitre consacré à l’illustration du livre dans les premiers 150 ans de l’époque moderne et y attaquait férocement l’obsession académique pour l’attribution des gravures à tel ou tel artiste ou, tout du moins, tel ou tel atelier, activité selon lui inutile et sans grande conséquence. Ainsi à la page 602 de la réédition de 1989 chez Fayard, on pouvait lire :

Cette dernière [l’histoire de l’art], longtemps appuyée sur une anachronique et insupportable notion de « grands maîtres », enfermée dans des questions de techniques, de procédés, d’états, obsédée par les problèmes d’attribution, de datation, d’influence, a souvent entraîné le spécialiste des livres à figures dans des voies qui ne sont pas ou qui ne sont plus celles de l’historien. D’inutiles polémiques se sont ainsi produites pour savoir à qui attribuer, dans tel ou tel ouvrage, tel ou tel bois, telle ou telle partie d’un cuivre, ou pour reconnaître telle ou telle école, telle ou telle main, tel ou tel atelier. Ce sont là aujourd’hui, pour l’essentiel, problèmes de collectionneur, non d’historien.

Outre qu’en ces quelques lignes d’introduction de chapitre, Pastoureau associait idéalisation des grands maîtres et histoire des techniques de l’imprimerie et de la gravure, ce qui était ni une évidence, ni une réalité du domaine, il s’opposait aussi à ce dont une bonne partie de l’Histoire de l’édition française est constituée, au moins pour ses deux premiers volumes, qui accordent une large part aux questions de techniques et de procédés. Surtout, il paraissait négliger les apports considérables de la bibliographie matérielle à l’établissement des textes, alors même que les gestes d’attribution et de datation devaient nourrir la recherche jusqu’à nos jours, y compris dans les corpus des auteurs les plus fréquentés, comme Catherine Volphillac-Auger vient de le prouver pour Montesquieu, dans un ouvrage dont j’ai proposé une recension, et comme le rappellent différents contributeurs du collectif 50 ans d’histoire du livre, pour lequel j’ai également produit une note — toutes deux parues dans la revue Lectures.

Naturellement, l’agacement de Michel Pastoureau est compréhensible quand on songe aux avalanches bibliographiques auxquelles aboutissent certaines enquêtes d’attribution, dont le cas Shakespeare est vraisemblablement l’un des exemples les plus marquants. Sans entrer dans les détails du champ de mines que sont les études attributives de ces dernières décennies, il faut cependant remarquer que la notion des « grands maîtres » ou, son équivalent dans le domaine du texte, des « grands auteurs » n’épuise pas le problème d’une part, et qu’elle est en elle-même, d’autre part, un objet historique.

***

L’avantage d’une étude médiatique est de permettre de mettre en évidence cet habillage idéologique et sa fonction culturelle, à la fois à travers le style — comme le prouvent les nombreuses analyses sur la complexité narrative de la sérialité télévisuelle contemporaine, que j’ai évoquées plus haut — et à travers les techniques. Si l’on conçoit sans difficulté qu’une série télévisée soit un objet médiatique, encore qu’elle soit souvent traitée comme un texte, il est beaucoup plus difficile d’envisager spontanément les produits textuels, et notamment les œuvres littéraires, de la même manière. Qui plus est, la perspective médiatique présente l’avantage de réduire, pour un médium donné, la distance artificielle qui sépare plusieurs disciplines en pratique réunies par l’étude d’un même objet, par exemple l’histoire littéraire, l’histoire des idées, l’histoire du livre, la bibliographie matérielle et la stylistique — non que chacune de ces disciplines doive être également maîtrisée par qui voudrait élucider l’existence médiatique de tel produit culturel, mais bien que leur coopération aussi fréquente que possible soit toujours souhaitable.

Bandeau

Imprimeurs au travail sur une gravure sur bois de Jost Amman, reprise dans Meggs, Philip B. A History of Graphic Design. John Wiley & Sons, Inc. 1998.


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