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Les sources de l’histoire du livre à l’époque moderne

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Depuis la parution en 1958 de L’Apparition du Livre, cosignée par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, l’histoire du livre francophone a connu une expansion certaine — prospérité pas toujours sans heurt, comme l’a récemment souligné Dominique Varry dans le collectif 50 ans d’histoire du livre (ma recension), tant il est vrai que l’histoire du livre affronte souvent des difficultés de sources apparemment insurmontables et des positionnements disciplinaires délicats à concilier. Dans sa fameuse Aventure de l’Encyclopédie de 1979, Robert Darnton déplorait l’absence des États-Unis dans le développement de l’histoire du livre et confrontait une perspective anglo-saxonne héritière de la bibliographie matérielle née au XVIIIe siècle, dont on trouve, à titre d’exemple, un échantillon récent sur le carnet Crítica textual para Dummies, et une perspective française, celle de Febvre et Martin donc, tournée vers une sociographie des pratiques lectoriales et éditoriales.

Quelques années plus tard, au début des années 1980, la monumentale Histoire de l’édition française (recension du premier volume par Jean-Marie Arnoult) en quatre volumes prenait acte du déficit d’approches matérielles dans l’histoire du livre francophone et entreprenait d’offrir une large place aux descriptions du livre et à l’histoire de ses techniques, des méthodes de trituration du papier aux styles de reliure. Le pari d’offrir un panorama complet et cohérent de l’histoire du livre était parfois réussi, notamment dans le cas des reliures de l’époque moderne, et d’autres fois beaucoup plus difficile à tenir, quand la description technique échappait à la compréhension d’un lecteur néophyte — et devenait partant inutile à celle d’un lecteur déjà très spécialisé. Des difficultés que Roger Chartier évoquait en partie dès 1984, dans un entretien accordé au Bulletin des bibliothèques de France.

Quoi qu’il en soit, en se lançant dans l’Histoire de l’édition française, Roger Chartier et Henri-Jean Martin avaient apparemment bien compris que l’histoire de la technique, du moins dans le domaine du livre, échappe en partie aux historiens universitaires eux-mêmes. C’est pourquoi l’introduction générale du projet, dans le premier volume intitulé Le livre conquérant, s’attachait à souligner l’importance de la participation des professionnels du livre dans l’élaboration d’un savoir sur celui-ci et, donc, dans la rédaction de l’Histoire — la solution de compromis et de rencontre entre le monde universitaire et les professions du livre résidant bien entendu dans l’active participation de l’École des Chartes.

En somme, en tant que projet éditorial lui-même, l’Histoire de l’édition française proposait une démonstration implicite de l’existence des théories ordinaires mises en avant par le collectif du même nom dirigé en 2013 par Pedler et Cheyronnaud (ma recension). D’ailleurs, Théories ordinaires propose des articles étroitement liés à l’idée d’un monde technico-scientifique enclin à sa propre histoire et à sa propre théorisation — par exemple l’article de Valérie Tesnière sur les pratiques de diffusion scientifique à l’époque contemporaine ou celui de Liliane Hilaire-Pérez (par ailleurs ici animatrice du carnet Les Techniques au Centre Koyré) sur le discours technologique et l’économie artisanale au XVIIIe siècle.

Mais au-delà de la nécessité supposée d’amender l’histoire du livre française de sa pente trop sociologique, perçue à vrai dire par Henri-Jean Martin dès la fin des années 60 avec la parution de Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIIe siècle, la bibliographie matérielle offrait un refuge relativement sûr aux analyses de l’histoire du livre, parce que la tradition était bien établie, d’une part, et que le matériau archéologique était d’autre part assez important. En fait, paradoxalement, l’histoire de l’imprimerie, comme collaboratrice de l’histoire du livre, est peut-être d’autant plus facile à faire qu’elle concerne des objets lointains et déjà souvent fréquentés ; comme le remarque Alan Marshall dans son manifeste « Pour une histoire des techniques graphiques du XXe siècle », l’histoire de l’imprimerie des techniques les plus récentes échappe de manière préoccupante aux historiens peu formés à la compréhension matérielle des machines les plus élaborées.

Pour l’époque moderne, qui domine historiquement, comme terrain, l’histoire du livre francophone, tout du moins dans les années 1970-1980, les problèmes qui se posent sont bien entendu très différents. Ils sont principalement de deux ordres, selon qu’ils naissent de l’abondance ou de l’absence de sources. À chaque fois, ils concernent des terrains beaucoup moins sûrs que la bibliographie matérielle, des terrains dont les conclusions impliquent une bonne part de spéculation et d’arbitrage de motivations, économiques, sociales ou psychologiques.

Bien sûr, certains continents de la bibliographie matérielle sont apparemment condamnés à travailler avec des sources dont la rareté est inversement proportionnelle à leur popularité de jadis. Le cas le plus connu en est indubitablement celui de la Bibliothèque bleue, c’est-à-dire des éditions troyennes de l’époque moderne, du XVIIIe siècle surtout, qui connurent des tirages monumentaux, certes, mais sur un papier de si mauvaise qualité — pour réduire les coûts — que les exemplaires n’ont que rarement survécus à leurs nombreuses manipulations. Des éditions entières ont ainsi disparu, et avec elles des textes, qui furent énormément lus à l’époque moderne, si bien que l’absence de sources constitue en soi une source, en l’occurrence un signe de popularité.

On aurait aimé évaluer cette popularité par d’autres biais. L’un des documents favoris des historiens du livre a incontestablement été l’inventaire après décès, cet examen notarié des possessions du défunt en vue de l’établissement d’un héritage. Les deux premières volumes de l’Histoire de l’édition française sont pleins d’embarras à l’égard d’un document utile mais difficile à manipuler et les contributeurs ne cessent d’en vanter la richesse en même temps qu’ils avertissent leurs lecteurs contre la difficulté d’en tirer des conclusions certaines.

Quels sont les problèmes ? D’abord, la précision d’un inventaire après décès dépend du notaire qui l’établit et des disparités considérables ont été constatées, selon l’origine géographique de celui-ci (et donc du document) ou selon l’origine sociale du défunt (par conséquent l’ampleur de ses biens et la qualité du notaire que l’on emploie pour les inventorier). Tous les notaires ne recensent pas scrupuleusement les livres qu’ils découvrent chez le défunt, particulièrement lorsque celui-ci en possède un certain nombre : les livres forment ainsi parfois des fatras, malles, caisses, coffres, tas de volumes ou de bouquins, quand ils sont vraiment de peu de prix.

C’est le second biais. Comme le bibliophile étudié par Jean Viardot dans Le livre triomphant, le second volume de l’Histoire de l’édition française, le notaire ne se préoccupe pas de critères textuels pour évaluer l’importance d’un ouvrage, mais de son prix marchand et, en la matière, il emploie un seuil flottant sous lequel les livres ne sont plus des objets commerciaux individuels dotés d’une valeur propre mais des pièces d’un ensemble que l’on peut vendre à la douzaine, comme il était d’ailleurs d’usage, dans les contrats d’échange ou de vente entre libraires pendant toute la période. Les éditions meilleur marché sont donc les moins susceptibles d’être recensées par les inventaires après décès.

Bien sûr, le prix d’un ouvrage et la qualité de son texte ne sont pas entièrement indépendants, mais nombre de textes assez réputés sont imprimés médiocrement, par exemple les pièces de théâtre — ainsi la postérité de Jean de Routrou est mise à mal par des choix éditoriaux un peu trop éphémères. Mais avec le développement de la bibliophilie, l’ancienneté d’une édition, ou ses caractéristiques purement matérielles, ou bien encore la généalogie de ses précédents propriétaires, peuvent très bien donner à un volume isolé une valeur marchande sans commune mesure avec son importance culturelle. Ainsi, un notaire bien formé à l’évaluation des livres — et ils sont nombreux à s’intéresser au marché nouveau du livre rare, qui prend forme au XVIIIe siècle et qui fait alors l’objet de nombreuses luttes professionnelles, entre amateurs, grands libraires, petits détaillants, commissaires-priseurs et notaires — est peut-être d’autant moins susceptible de produire un document instructif sur les pratiques de lecture qu’il s’intéresse plus à la valeur marchande des livres.

Une source n’est donc pas toujours problématique par ses lacunes ou ses défauts : elle peut tout aussi bien l’être en raison de ses qualités, de sa précision par exemple ou bien de son abondance. Le second cas est illustré par le remarquable ensemble documentaire fourni par la Société Typographique de Neuchâtel, l’une de ces imprimeries périphériques du royaume de France, soustraites à la loi française et par conséquent grandes productrices de contrefaçons et d’ouvrages interdites, comme celles de Bouillon, Avignon ou Amsterdam, jusqu’à ce que le contrôle aux frontières se renforce, avec les dispositions légales de 1777.

Sous la domination prussienne, et donc de Frédéric II, sensible à la cause philosophique, le petit territoire suisse de Neuchâtel voit se fonder une société typographique, c’est-à-dire, en gros, une grande imprimerie et une librairie de gros, à la fin des années 1760. Nombreux sont les projets à sortir des presses neuchâteloises, notamment des œuvres philosophiques, et la Société Typographique de Neuchâtel, la STN, est connectée à l’ensemble de l’Europe, y compris orientale, jusqu’en Russie. L’une de ses productions les plus célèbres, celle-là même qu’étudie Darnton dans le détail, c’est l’in-quarto de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, présentée ici sur le site du projet ENCCRE et sur laquelle on peut suivre le carnet D’Alembert et l’Encyclopédiein-quarto réalisé au cours d’une collaboration souvent houleuse avec le Lyonnais Duplain et Panckoucke, le premier baron de la presse de l’histoire de l’édition française, à Paris.

Or, les gestionnaires de la STN ont conservé des archives encore en excellent état, qui ont beaucoup servi aux historiens du livre français. Ce sont par exemple ces archives, faites de documents comptables, de contrats mais aussi d’une abondante correspondance entre les gestionnaires de la STN et tous leurs partenaires commerciaux, grands ou petits, libraires ou auteurs, colporteurs ou imprimeurs, voyageurs de commerce ou espions industriels, qui ont permis à Darnton d’écrire son abondante Aventure de l’Encyclopédie, consacrée principalement à l’histoire des relations entre Duplain, Panckoucke et la STN.

L’ouvrage de Darnton est évidemment remarquable et les rebondissements parfois jamesbondiens de l’affaire le rendent passionnant, mais il fait courir le danger de surestimer la complexité des affaires courantes de la librairie au XVIIIe siècle. S’il est vrai que l’Encyclopédie est l’ouvrage emblématique des Lumières, après les œuvres complètes de Rousseau, dont la constitution éditoriale a été retracée récemment par Philip Stewart (ma recension), et celles de Voltaire, à propos desquelles Nicholas Cronk a récemment donné une contribution dans le collectif Composer, rassembler, penser les « œuvres complètes » (ma recension), son histoire éditoriale, particulièrement celle qui commence en 1775 quand Diderot, déçu de l’aboutissement du projet Le Breton, accepte les entreprises de Panckoucke, bien décidé à tirer un profit qu’il imagine à raison considérable de ce vaste ensemble éditorial, cette entreprise-là est infiniment plus complexe que la publication de volumes plus modestes, aux dimensions, aux tirages et au prestige plus faibles.

C’est que Panckoucke est à la fois spécialisé, en dehors des périodiques, dans les grosses publications et dans les montages financiers destinés à combattre le mal atavique de l’édition à l’époque moderne : le défaut de liquidité, qui contraint les libraires et les imprimeurs à jongler avec leurs dettes et à se lancer dans des spéculations audacieuses, dont la conséquence est la faillite ou le butin, jusqu’à une date parfois aussi tardive que 1826, année célèbre pour ses faillites par dizaines. Se plonger dans une affaire de Panckoucke, c’est assurément découvrir le monde de l’édition moderne dans tous ses rouages, de la corruption des instances officielles jusqu’aux choix typographiques en passant par la rédaction de contrats, de contrats secrets, de vraies-fausses publicités, mais c’est aussi, peut-être, offrir de la librairie moderne une description aussi distincte de son fonctionnement normal que l’est la carrière de Racine de celle du tout-venant de la scène tragique louisquatorzienne.

Darnton ne prétend jamais à la représentativité, bien entendu, et heureusement les archives de la STN offrent de nombreux exemples d’affaires pour ainsi dire normales ou bien d’une marginalité aussi disposée à l’échec que Panckoucke l’est au succès, par exemple avec Gerlache, l’impécunieux malchanceux bien étudié par Henri-Jean Martin. Reste que les entreprises modestes n’ont pas d’histoire et que la description du fonctionnement normal d’une affaire éditoriale peut être expédiée en quelques pages. Les archives de la STN peuvent ainsi déformer notre compréhension de l’histoire du livre moderne de deux manières : en nous plongeant dans les grandes affaires, les plus complexes et les plus intéressantes, et en nous décrivant la vie d’une société typographique périphérique et de première importance, loin des petits imprimeurs centraux de Paris, tout juste dans la légalité, avec leurs quelques presses.

Ces difficultés réelles ne doivent pas disparaître sous le vernis de la bibliographie matérielle, séduisante parce que positive, concrète, bien ancrée, justement, dans la matérialité de ses objets archéologiques, dans le schéma de ses presses, la technicité de ses descriptions et le pliage indubitable des feuilles de papier. Quoi de plus solide que le descriptif technique du cylindre hollandais qui transforme la fabrication du papier au tournant de l’époque moderne ? Quoi de plus concrets que des plats de la reliure et la roulette du relieur ? La densité de la matière n’est cependant pas la réponse à toutes les incertitudes et l’histoire du livre, avec toutes ses sources, reste une aventure incertaine.


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